Par un arrêt du 25 juin 2025, la Cour de cassation redéfinit le domaine d'application de la sanction de l'avantage sans contrepartie
Par un arrêt du 25 juin 2025 (n° 24-10.440), la chambre commerciale de la Cour de cassation revient sur la définition du domaine d’application de la sanction de l’avantage sans contrepartie, visée à l’actuel article L. 442-1 I 1° du code de commerce, et à l’ancien article L. 442-6 I 1° à l’époque des faits.
Cette affaire portait sur la « taxe Lidl » qui avait fait parler d’elle il y a quelques années, imaginée par le distributeur E. Leclerc, pour contrer la concurrence nouvelle du groupe Lidl, lequel entendait commercialiser des produits de marque alors qu’il s’était limité jusqu’alors à commercialiser des produits de marque distributeur.
Le groupe Leclerc avait décidé d’imposer aux fournisseurs de choisir, dès l’entrée en négociation, dans les conventions-cadres annuelles, entre
- s’engager à ne pas commercialiser leurs produits auprès du groupe Lidl
- ou se voir imputer une remise sur le prix de vente des produits qu’ils décidaient de commercialiser également chez ce concurrent, généralement de 10 %.
Y voyant l’obtention par le groupe Leclerc d’un avantage dépourvu de contrepartie, le ministre de l’économie avait engagé une action en nullité de ces clauses.
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Son analyse pouvait se prévaloir de celle qu’avait rendue la Cour de cassation dans un arrêt récent (Com. 11 janvier 2023, n° 21-11.163), où était discutée la question de savoir si une remise générale applicable automatiquement pouvait être annulée sur le fondement de l’interdiction des avantages sans contrepartie.
La Cour de cassation avait approuvé cette analyse en énonçant :
« Que l’application de l’article L. 442-6, I, 1°, du code de commerce exige seulement que soit constatée l’obtention d’un avantage quelconque ou la tentative d’obtention d’un tel avantage ne correspondant à aucun service commercial effectivement rendu ou manifestement disproportionné au regard de la valeur du service rendu, quelle que soit la nature de cet avantage »
La Cour avait ainsi semblé ouvrir très largement le domaine d’application du texte cité en se contentant pour le mettre en œuvre de la démonstration d’un avantage accordé au cocontractant sans aucune contrepartie. Elle écartait toute pertinence à la discussion qui contestait l’application de la sanction à l’hypothèse dont elle était saisie, laquelle ne portait pas sur la rémunération d’un service commercial mais sur la globalité de la relation contractuelle. Il est sûrement nécessaire de le souligner à ce stade que la relation commerciale, dans cette affaire, ne relevait pas du domaine de la grande distribution.
La Cour de cassation ne s’était ainsi pas laissée impressionnée par les discours ayant soutenu que l’application de la sanction de l’avantage sans contrepartie au type d’hypothèses en litige aurait porté une atteinte illégitime au principe de liberté du commerce et de l’industrie en permettant un contrôle judiciaire du prix : elle a seulement jugé que tout abus de cette liberté devait être sanctionné comme le font les juges depuis même avant l’ordonnance du 1er décembre 1986.
Par cette décision, la Cour de cassation avait également exclu que la clause prévoyant la remise générale et automatique n’aurait pu être sanctionnée que sur le fondement de l’interdiction de la soumission à un déséquilibre significatif dans les droits et obligations des parties, comme cela était soutenu en suite d’un arrêt rendu sur ce fondement et concernant déjà le Galec (Com. 25 janvier 2017, n° 15-23.547).
Cette décision avait le mérite de ne pas complexifier les catégories de comportements pouvant être sanctionnés.
L’arrêt du 25 juin 2025 vient rebattre les cartes.
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La Cour de cassation rappelle au soutien de sa décision que, dans le domaine de la distribution, c’est le fournisseur qui fixe la base de la négociation commerciale en fournissant ses conditions générales de vente, lesquelles servent de socle unique à la négociation (ancien article L. 441-6 I du code de commerce, actuel art. L. 441-1).
Elle rappelle ensuite qu’un contrat-cadre doit être conclu chaque année entre les parties, selon l’article L. 441-7 I du même code (aujourd’hui L. 441-3 III) fixant :
1° les conditions de l'opération de vente des produits ou des prestations de services telles qu'elles résultent de la négociation commerciale dans le respect de l'article L. 441-6, y compris les réductions de prix ;
2° les conditions dans lesquelles le distributeur ou le prestataire de services rend au fournisseur, à l'occasion de la revente de ses produits ou services aux consommateurs ou en vue de leur revente aux professionnels, tout service propre à favoriser leur commercialisation ne relevant pas des obligations d'achat et de vente,
3° les autres obligations destinées à favoriser la relation commerciale entre le fournisseur et le distributeur ou le prestataire de services,
La Cour de cassation énonce alors à titre de principe qu’
« Il résulte de la combinaison de ces textes que seul l'avantage ne relevant pas des obligations d'achat et de vente consenti par le fournisseur au distributeur doit avoir pour contrepartie un service commercial effectivement rendu ».
Elle exclut ensuite de contester la taxe Lidl, qui était stipulée dans le contrat-cadre annuel, sur le fondement de l'avantage sans contrepartie, au motif qu’elle était prévue au titre des « opérations de vente des produits, au sens du 1° de l'article L. 441-7, I, du code de commerce, et non au titre de la rémunération d'un service commercial ou de toute autre obligation ».
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Il ressort en premier lieu de cette motivation que la démonstration de l’existence d’un service commercial retrouve une pertinence pour justifier la sanction de l’avantage sans contrepartie, quand elle semblait l’avoir perdue avec l’arrêt du 21 janvier 2023.
Il en résulte en second lieu que la Cour de cassation distingue les opérations visées au 1° de l’article L. 441-7 I (actuel L. 441-3 III 1°), qui ne pourraient donner lieu à la sanction de l’avantage sans contrepartie, des suivantes, visées au 2° et 3°, qui pourraient la justifier.
Mais à quoi correspondent concrètement les « obligations d'achat et de vente » à l’occasion desquelles les avantages consentis par les fournisseurs à leur cocontractant ne pourraient faire l’objet de la sanction de l’avantage sans contrepartie ?
La jurisprudence à venir devra le définir, puisque la Cour de cassation ne le fait pas dans cette décision.
On peut penser, selon l’exemple de la taxe Lidl, qu’il s’agit des avantages octroyés dès l’entrée en négociation par le fournisseur, qui paierait ainsi sa volonté de conclure un contrat avec le distributeur.
Ce type d’avantage est pourtant depuis longtemps sanctionné, la rémunération du seul référencement étant interdite, puisqu’il est inhérent à la relation commerciale en avantageant les deux parties. Il n’a donc pas à être rémunéré faute de contrepartie, ce que la Cour de cassation comme la Commission d’examen des pratique commerciales ont souvent rappelé (CEPC avis n° 04-02 du 25 février 2004 ; n°16-8 du 14 janvier 2016 ; CA Paris, pôle 5, chambre 4, 29 novembre 2023, RG n° 22/03166 ; Com. 25 juin 2013, n° 12-21.62 ; Com. 3 mars 2021, n° 19-13.533 et 19-16.344 ; Com. 20 février 2007, n° 04-20.449).
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Peut-être certains verront dans cette décision une victoire de la liberté du commerce et de l’industrie, un refus du juge de s’immiscer illégitimement dans la relation entre les cocontractants lorsqu’il s’agit pour les fournisseurs de choisir la voie de distribution de leurs produits et ce qu'ils sont prêts à faire pour voir leurs produits vendus dans les réseaux choisis.
D’autres s’étonneront de ce que la solution retenue parait oublier qu’il est autant de l’intérêt du distributeur que du fournisseur de nouer la relation commerciale et qu’il est alors difficile de comprendre pourquoi le fournisseur devrait payer quelque chose à ce titre à son cocontractant.
Mais comment justifier la distinction que fait la Cour de cassation entre les négociations sur les « opérations de vente des produits » et celles portant sur les services commerciaux ? Pourquoi admettre que le distributeur puisse imposer sans contrepartie une réduction du prix fixé par le fournisseur dans ses conditions générales dont la Haute Juridiction rappelle pourtant qu’elles constituent le socle de la négociation ?
C’est tout l’équilibre et le rééquilibrage des forces en présence dans les négociations de la grande distribution, tels que voulus par le législateur, qui est en question.
Il convient toutefois de tempérer ces propos.
La portée de la décision commentée n’est sûrement que d’opérer une précision sur la position adoptée dans le précédent du 21 janvier 2023, dans les relations contractuelles de la distribution, pour distinguer nettement le domaine d’application de la sanction de l’avantage sans contrepartie, qui porterait sur les opérations visées à l’ancien article L. 441-7 I 2 et 3° et actuel L. 441-3 III 2° et s. du code de commerce, quand celles visées à l’ancien article L. 441-7 I 1° et actuel L. 441-3 III 1° ne pourraient relever que de la sanction de la soumission à un déséquilibre significatif.
La preuve de cette soumission est cependant difficile pour les fournisseurs les plus défavorisés dans le rapport de force des négociations, ce qui semblait avoir motivé l’évolution marquée par l’arrêt de 2023.
Et, à n'en pas douter, de nouvelles discussions judiciaires apparaitront pour définir ce qui relève des services commerciaux et ce qui n'en relève pas.
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Les éclaircissements brièvement apportés par l’arrêt du 21 janvier 2023 laissent place à de nouvelles discussions et de nouveaux angles morts.
Sous couvert de liberté du commerce et de l’industrie qui priverait le juge de sanctionner les abus constatés, la jurisprudence de la Cour de cassation suit le même chemin que la législation qui, après la première loi Egalim I qui avait clarifié les règles applicables, a repris le chemin d’une complexification peu propice à des relations apaisées et saines entre les parties aux négociations.
C’est pourtant le meilleur climat pour le développement du commerce et de l’industrie.
Nul doute, dans ces conditions, que la culture de l’amiable, au cours des négociations ou dès que le risque de conflit apparait, est la meilleure solution pour assurer la sécurité juridique des cocontractants.
Médiation et arbitrage ont un bel avenir pour les acteurs de la vie des affaires qui souhaiteront prévenir un conflit ou ne pas risquer de soumettre un litige à un contrôle judiciaire dont l'issue sera nécessairement incertaine.
Faits et procédure
1. Selon l'arrêt attaqué (Paris, 25 octobre 2023), constatant que les conventions annuelles conclues en 2013, 2014 et 2015 entre la Société coopérative groupements d'achats des centres Leclerc (le Galec) et des fournisseurs prévoyaient que, lorsque les produits qu'elle référençait l'étaient également par la société Lidl, ils étaient soumis à une réduction de prix additionnelle et inconditionnelle, et soutenant que cette réduction n'était
assortie d'aucune contrepartie, le ministre chargé de l'économie a assigné le Galec en annulation de ces clauses, en cessation de ces pratiques, en reversement à l'Etat des sommes perçues à ce titre et en paiement d'une amende civile sur le fondement de l'article L. 442-6, I, 1°, du code de commerce, dans ses rédactions successivement en vigueur entre le 6 août 2008 et le 8 août 2015.
Examen du moyen
Enoncé du moyen
2. Le ministre chargé de l'économie fait grief à l'arrêt de rejeter ses demandes, alors :
« 1°/ que l'application de l'article L. 442-6, I, 1o, du code de commerce exige seulement que soit constatée l'obtention d'un avantage quelconque ou la tentative d'obtention d'un tel avantage ne correspondant à aucun service commercial effectivement rendu ou manifestement disproportionné au regard de la valeur du service rendu, quelle que soit la nature de cet avantage ; que la cour d'appel a constaté "l'existence d'une remise spécifique demandée par le Galec à ses fournisseurs pour les produits également référencés chez Lidl", ou "taxe Lidl", dans les contrats-cadres conclus entre 2013 et 2015 examinés par les services de la Direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (DGCCRF) et de la Direction régionale des entreprises, de la concurrence, de la consommation, du travail et de l'emploi (DIRECCTE) ; que, pour écarter toutefois la demande de nullité des clauses prévoyant cette remise et les condamnations financières réclamées consécutivement, la cour d'appel a retenu notamment qu'elle ne rémunérait pas un service commercial ou toute autre obligation, mais "faisait partie intégrante de la négociation liée aux conditions de l'opération de vente" ; qu'en statuant par ce motif impuissant à écarter les demandes du ministre chargé de l'économie, la cour d'appel a violé les articles L. 441-6, L. 441-7 et L. 442-6, I, 1°, du code de commerce, dans leurs versions applicables entre 2013 et 2015 ;
2°/ qu'engage la responsabilité de son auteur et l'oblige à réparer le préjudice causé le fait, par tout producteur, commerçant, industriel ou personne immatriculée au répertoire des métiers d'obtenir ou de tenter d'obtenir d'un partenaire commercial un avantage quelconque ne correspondant à aucun service commercial effectivement rendu ou manifestement disproportionné au regard de la valeur du service rendu ; que, pour écarter la demande de nullité des clauses des contrats-cadres prévoyant la "taxe Lidl", la cour d'appel a retenu encore que cette remise ne serait pas dénuée de contrepartie, celle-ci consistant en un "maintien du flux d'affaires entre les parties" et que la preuve n'était pas apportée par le ministre chargé de l'économie du "caractère manifestement disproportionné de la remise (…) au regard des gains escomptés par ces derniers du référencement de leur gamme de produits dans les magasins de l'enseigne E. Leclerc" ; qu'en retenant que le maintien des relations d'affaires caractériserait une contrepartie à l'avantage accordé par les fournisseurs au Galec quand le référencement est inhérent à la relation commerciale et ne représente donc pas un avantage spécifique pour les fournisseurs, la cour d'appel a violé, par refus d'application, les articles L. 441-6, L. 441-7 et L. 442-6, I, 1°, du code de commerce, dans leurs versions applicables entre 2013 et 2015 ;
3°/ qu'engage la responsabilité de son auteur et l'oblige à réparer le préjudice causé le fait, par tout producteur, commerçant, industriel ou personne immatriculée au répertoire des métiers d'obtenir ou de tenter d'obtenir d'un partenaire commercial un avantage quelconque ne correspondant à aucun service commercial effectivement rendu ; que, pour écarter la demande de nullité des clauses prévoyant la "taxe Lidl", la cour d'appel a également retenu que la contrepartie à cette remise, consistant en "le maintien du flux d'affaires entre les parties", devait être appréciée au regard du "contexte de tension concurrentielle entre les distributeurs E. Leclerc et Lidl" ; qu'en statuant par ce motif impuissant à caractériser une contrepartie à l'avantage accordé par les fournisseurs, puisqu'il démontrait au contraire qu'il avait pour objet de protéger la position concurrentielle du groupe E. Leclerc sur le marché de la grande distribution et avantageait ainsi le Galec et non les fournisseurs, la cour d'appel a violé, par refus d'application, les articles L. 441-6, L. 441-7 et L. 442-6, I, 1°, du code de commerce, dans leurs versions applicables entre 2013 et 2015. »
Réponse de la Cour
3. Selon l'article L. 441-6, I, du code de commerce dans sa rédaction antérieure à celle issue de la loi no 2015-990 du 6 août 2015, les conditions générales de vente communiquées par un producteur, un prestataire de services, un grossiste ou un importateur à un acheteur de produits ou un demandeur de prestations de services qui en fait la demande, constituent le socle unique de la négociation commerciale.
4. Selon l'article L. 441-7, I, du même code, une convention écrite conclue entre le fournisseur et le distributeur ou le prestataire de services indique les obligations auxquelles se sont engagées les parties, dans le respect des articles L. 441-6 et L. 442-6, en vue de fixer le prix à l'issue de la négociation commerciale. Elle fixe :
1° les conditions de l'opération de vente des produits ou des prestations de services telles qu'elles résultent de la négociation commerciale dans le respect de l'article L. 441-6, y compris les réductions de prix ;
2° les conditions dans lesquelles le distributeur ou le prestataire de services rend au fournisseur, à l'occasion de la revente de ses produits ou services aux consommateurs ou en vue de leur revente aux professionnels, tout service propre à favoriser leur commercialisation ne relevant pas des obligations d'achat et de vente, en précisant l'objet, la date prévue, les modalités d'exécution, la rémunération des obligations ainsi que les produits
ou services auxquels elles se rapportent ;
3° les autres obligations destinées à favoriser la relation commerciale entre le fournisseur et le distributeur ou le prestataire de services, en précisant pour chacune l'objet, la date prévue et les modalités d'exécution, ainsi que la rémunération ou la réduction de prix globale afférente à ces obligations.
5. Selon l'article L. 442-6, I, 1°, dudit code, engage la responsabilité de son auteur et l'oblige à réparer le préjudice causé le fait, par tout producteur, commerçant, industriel ou personne immatriculée au répertoire des métiers d'obtenir ou de tenter d'obtenir d'un partenaire commercial un avantage quelconque ne correspondant à aucun service commercial effectivement rendu.
6. Il résulte de la combinaison de ces textes que seul l'avantage ne relevant pas des obligations d'achat et de vente consenti par le fournisseur au distributeur doit avoir pour contrepartie un service commercial effectivement rendu.
7. Après avoir constaté qu'était prévue, dans les contrats-cadre annuels 2013-2015, conclus entre chacun des fournisseurs et Le Galec, une remise de prix additionnelle de 10 % à la charge des fournisseurs pour les produits également référencés chez Lidl, et retenu qu'il résulte de l'analyse de ces contrats-cadre et leurs annexes que cette remise était prévue au titre des conditions de l'opération de vente des produits, au sens du 1o de l'article L. 441-7, I, du code de commerce, et non au titre de la rémunération d'un service commercial ou de toute autre obligation, au sens des 2° et 3° du même article, l'arrêt en déduit exactement que la remise litigieuse ne constituait pas un avantage devant avoir pour contrepartie un service commercial, au sens de l'article L. 442-6, I, 1°, du code de commerce.
8. Inopérant en ses deuxième et troisième branches, qui critiquent des motifs surabondants, le moyen n'est donc pas fondé pour le surplus.
PAR CES MOTIFS, la Cour :
REJETTE le pourvoi