Arrêt du 25 octobre 2023 Ministre de l’économie c/ Galec - La cour d’appel de Paris montre sa volonté de limiter la portée de l’arrêt de la chambre commerciale de la Cour de cassation du 11 janvier 2023
Par un arrêt du 25 octobre 2023, (CA Paris 25 octobre 2023 RG n° 21/11927) dans une affaire opposant le ministre de l’économie au Groupement d’achat des centres Leclerc (Galec), la cour d’appel de Paris a eu à définir à nouveau le périmètre de la pratique restrictive de concurrence consistant en l’octroi d’un avantage par le fournisseur sans contrepartie de l’acquéreur.
1.
Cette affaire porte sur la « taxe Lidl » imaginée par le Galec, qui a fait couler de l’encre au début des années 2010.
Il résulte du rappel des faits par l’arrêt que cette « taxe » avait pour objet de contrer la stratégie du groupe Lidl l’amenant à entrer en concurrence avec le Galec.
Initialement positionné sur le marché hard discount et ne commercialisant que des produits siglés, le groupe allemand avait en effet décidé, à compter de 2006, d’ajouter à ses références un nombre restreint de produits de marque comme produits d’appel d’une clientèle plus aisée, clientèle traditionnelle des magasins Leclerc.
Le Galec a alors décidé de facturer dans l’accord-cadre conclu annuellement avec ses fournisseurs une remise de 10 % sur les produits qu’ils commercialisaient également chez Lidl s’ils décidaient de le faire.
Ces pratiques constatées dans les contrats conclus entre 2013 et 2015 par les services de la Direccte et de la Dgccrf auprès de 22 fournisseurs ont conduit le ministre de l’économie à assigner le Galec devant le tribunal de grande instance de Paris pour réclamer la restitution d’une somme qu’il disait indûment perçue de plus de 88 millions d’euros outre la condamnation au paiement d’une amende de 25 millions d’euros.
2.
C’est sur le fondement de la sanction de l’avantage sans contrepartie (art. L. 442-6 I 1° du code de commerce, dans sa version issue de la loi n° 2008-776 du 4 août 2008 puis de la loi n° 2014-344 du 17 mars 2014) que le ministre a fondé ses poursuites.
Ses demandes ont été rejetées tant par le premier juge (TC Paris du 11 mai 2021, RG n° 2018014864) que par la cour d’appel dans l’arrêt commenté.
Pour statuer ainsi, il sera brièvement d’abord noté que les juges du premier et second degrés ont l’un et l’autre écarté le moyen d’irrecevabilité des demandes du ministre que le Galec avait fondé sur le considérant 9 du règlement 1/2003 CE du 16 décembre 2002 et rejeté la demande de renvoi de l’affaire devant la Cour de justice de l’Union européenne sur le même fondement.
Au soutien de ce rejet, la cour d’appel a jugé que cette action respectait le texte invoqué qui permettait que les législations nationales soient plus restrictives que les textes européens, notamment pour interdire « aux entreprises d’imposer à un partenaire commercial, d'obtenir ou de tenter d'obtenir de lui des conditions commerciales injustifiées, disproportionnées ou sans contrepartie », ce qui était le cas de l’article L. 442-6 I 1° du code de commerce.
Le moyen d’irrecevabilité rejeté, les juges du fond ont examiné le bienfondé de la demande du ministre de l’économie et l’ont rejetée.
C’est sur ce point que l’arrêt du 25 octobre 2023 trouve tout son intérêt.
3.
Le premier juge avait retenu que le ministre de l’économie ne pouvait fonder sa demande sur la sanction de l’avantage sans contrepartie alors qu’il n’invoquait pas l’absence de service commercial effectivement rendu.
Avant que la cour d’appel ne statue sur l’appel du ministre, la chambre commerciale de la Cour de cassation a invalidé cette analyse de l’article L. 442-6 I 1° du code de commerce.
Elle a en effet énoncé à titre de principe, censurant l’arrêt de la cour d’appel de Paris dont elle était saisie :
« L'application de l'article L. 442-6, I, 1°, du code de commerce exige seulement que soit constatée l'obtention d'un avantage quelconque ou la tentative d'obtention d'un tel avantage ne correspondant à aucun service commercial effectivement rendu ou manifestement disproportionné au regard de la valeur du service rendu, quelle que soit la nature de cet avantage » (Com. 11 janvier 2023, pourvoi n° 21-11.163, publié).
Dans ce qui est probablement le premier ou l’un des tout premiers arrêts qu’elle rendait après cette prise de position de la Haute Juridiction, la cour d’appel de Paris a rejeté l’action du ministre par un nouveau raisonnement.
Sans résister ouvertement à la doctrine de la Cour de cassation issue de son arrêt du 11 janvier 2023, elle en restreint la portée.
L’exposé du raisonnement tenu par la cour d’appel (I) conduira à s’interroger sur le bienfondé de la décision qu’elle a prise (II).
I- Le raisonnement de la cour d’appel
4.
Pour statuer comme elle l’a fait, la cour d’appel a resitué le texte interdisant les avantages sans contrepartie dans la législation relative à la transparence et aux négociations entre fournisseur et distributeur.
La cour d’appel souligne ainsi d’abord que les conditions générales de vente des fournisseurs constituent le socle unique sur lequel la négociation commerciale se déroule (L. 441-6 du code de commerce).
Puis elle rappelle que, selon l’article L. 442-7 du code de commerce, la convention annuelle à laquelle doit aboutir cette négociation doit porter sur trois types de conditions contractuelles :
« 1° Les conditions de l’opération de vente des produits ou des prestations de services telles qu'elles résultent de la négociation commerciale dans le respect de l’article L. 441-6 »,
2° Les services commerciaux rendus par le distributeur ;
3° Les « autres obligations destinées à favoriser la relation commerciale entre le fournisseur et le distributeur ou le prestataire de services ».
L’arrêt relève également que l’article L. 441-7 du code de commerce dispose, dans sa version issue de la loi du 17 mars 2014, que « les réductions de prix globales afférentes aux [obligations destinées à favoriser la relation commerciale entre le fournisseur et le distributeur] ne doivent pas être manifestement disproportionnées par rapport à la valeur de ces obligations ».
La cour souligne cependant que « la libre négociabilité des prix a cependant pour limite les pratiques restrictives de concurrence » et que le distributeur ne peut notamment « obtenir ou tenter d’obtenir d’un partenaire commercial un avantage quelconque ne correspondant à aucun service commercial effectivement rendu ou manifestement disproportionné au regard de la valeur du service rendu » (art. L. 442-6 I 1° du Ccom).
A cet égard, la cour d’appel rappelle alors la position prise par la Cour de cassation dans son arrêt du 11 janvier 2023 précité et expose que ce texte sanctionne la pratique consistant à obtenir un avantage dénué de toute contrepartie, et non seulement en l’absence de service commercial rendu.
Après ce rappel des règles applicables, la cour d’appel examine la remise contestée par le ministre pour vérifier si elle caractérise un avantage sans contrepartie.
Elle constate que les faits invoqués par le ministre sont bien établis : le Galec a demandé à ses fournisseurs que lui soit accordée dans les conventions-cadres annuelles de 2013 à 2015 une « remise inconditionnelle » ou « promotion permanente » d’un montant généralement fixé à 10 % sur les tarifs de leurs produits s’ils les vendent également à la société Lidl.
La cour déduit de ses constatations que cette remise spécifique ne vient pas compenser un service commercial ou toute autre obligation mais relève de l’article L. 442-7 1° du code de commerce, c’est-à-dire des « conditions de l’opération de vente des produits ou des prestations de services telles qu'elles résultent de la négociation commerciale », ce qui soumet l’affaire à la jurisprudence issue de l’arrêt de la chambre commerciale de la Cour de cassation du 11 janvier 2023.
Pour considérer que la « taxe Lidl » ne devait pas être qualifiée d’avantage sans contrepartie visé à l’article L. 442-6 I 1° du code de commerce, la cour retient
- que la remise était imposée dans la convention annuelle,
- qu’elle n’avait « d’autre contrepartie que celle de pouvoir maintenir le référencement de leur produit chez Le Galec et de sécuriser la commercialisation de leurs gammes de produits plus larges dans les magasins Leclerc tout en répondant à la stratégie de cette enseigne de rester la "moins chère" sur les produits phares »
- que, dans la majorité des cas, cette remise n’avait pas eu d’impact sur la poursuite de l’activité des fournisseurs avec les autres enseignes ni sur leur chiffre d’affaires et n’était donc pas manifestement disproportionnée, au sens de l’article L. 442-7 du code de commerce précité.
La cour déduit de ces considérations :
« Il en ressort que dans le processus de détermination du prix convenu entre les parties lors des négociations annuelles, la remise litigieuse ne visait clairement pas à rémunérer un service commercial ou "toutes autres obligations" mais faisait partie intégrante de la négociation liée aux conditions de l’opération de vente pouvant aboutir à des réductions de prix sur le tarif des fournisseurs, et dont la contrepartie attendue par ces derniers n’était autre que le maintien du flux d’affaires entre les parties dans un contexte de tension concurrentielle entre les distributeurs E. Leclerc et Lidl.
Il s’ensuit que la remise litigieuse ne constitue pas un avantage sans contrepartie au sens des dispositions de l’article L. 442-6, I, 1° du code de commerce ».
En résumé, la cour d’appel juge que la « taxe Lidl » ne correspond à aucun service commercial mais porte sur la négociation des conditions globales de l’opération et que la remise obtenue par le Galec correspond à un service rendu auquel elle n’est pas manifestement disproportionnée, ce service consistant en un « maintien du flux d’affaires entre les parties dans un contexte de tension concurrentielle entre » le cocontractant et son concurrent la société Lidl.
II- Examen du bienfondé de la décision
5.
Pour juger que la pratique critiquée par le ministre de l’économie ne caractérisait pas une pratique restrictive de concurrence, la cour d’appel juge que l’avantage octroyé au Galec, consistant en une remise sur le prix d’achat des fournitures commercialisées également chez Lidl, aurait une contrepartie dans le « maintien du flux d’affaires » avec le Galec s’expliquant par la lutte concurrentielle que ce dernier entretient avec le groupe Lidl.
Il apparait tout d’abord que la prise en considération par la cour d’appel de la circonstance que cette remise s’inscrit dans la lutte concurrentielle existant entre le Galec et le groupe Lidl, ne parait en rien convaincante : on peine à voir en effet en quoi la participation du fournisseur à cette lutte pourrait lui apporter une quelconque contrepartie à la contrainte de ne pas contracter avec le groupe allemand ou à voir sa rémunération baisser. C’est bien au Galec que profite cette participation active des fournisseurs à sa lutte contre le groupe Lidl.
De manière plus pertinente, qui sera même convaincante pour certains, la cour estime que le fait pour un fournisseur d’accepter soit de ne pas fournir le concurrent du Galec, soit de voir sa rémunération baisser pour les produits qu’il lui vend également est un élément de la négociation globale, le prix du contrat-cadre en quelque sorte, dont le fournisseur tire avantage en ce qu’il lui permet de placer ses produits auprès de ce distributeur incontournable.
La cour d’appel semble ainsi entendre placer l’acceptation de cet avantage avant toute négociation sur les conditions de la convention-annuelle, comme en dehors du processus de négociations rappelé ci-dessus qui, on l’a vu, consistent en des discussions sur les modifications des conditions générales de vente du fournisseur dont elles constituent la base initiale nécessaire.
C’est une manière de limiter la portée de l’arrêt de la Cour de cassation du 11 janvier 2023, en admettant qu’une remise puisse être appliquée pour la seule raison que le distributeur accepte d’entrer en négociation.
On peut admettre que le fait de pouvoir entrer ou rester en relation d’affaires avec un distributeur a un prix. Cette approche pourrait alors être attribuée à la volonté de la cour d’appel de protéger la mise en œuvre du principe de liberté des prix.
Mais elle pourra tout aussi bien apparaître comme une résistance à la position prise par la Cour de cassation le 11 janvier 2023 qui a affirmé sa volonté de protéger le processus de négociation prévu aux articles L. 441-6 et -7 du code de commerce en étendant le plus largement possible l’interdiction de l’absence de contrepartie à « un avantage quelconque (…) quelque soit la nature de cet avantage ».
La remise pourrait également très bien être rapprochée de l’interdiction des avantages rémunérant un service commercial fictif, c’est-à-dire ceux qui consistent en une contrepartie inhérente à la relation commerciale (Com. 3 mars 2021, n° 19-13.533 et 19-16.344) ou rémunérant le droit d’accès au référencement (Com. 25 juin 2013, n° 12-21.623).
Mais la position prise par la cour d’appel satisfera à n’en pas douter ceux qui voient dans la jurisprudence de la Cour de cassation une intrusion inadmissible dans la liberté de négociation des prix.
6.
L’arrêt du 25 octobre 2023 parait vider ou à tout le moins réduire drastiquement la portée de l’arrêt de la Cour de cassation du 11 janvier 2023.
Mais peut-être doit-on considérer que cet arrêt de la cour d’appel de Paris n’est qu’un arrêt d’espèce.
Il apparait en effet à la lecture des motifs de l’arrêt que les fournisseurs dont les contrats ont été examinés par les services de la Dgccrf sont tous des producteurs titulaires de marques importantes, ayant une position sur le marché et une force de négociation incontestables.
De plus, la cour d’appel prend le soin de constater que les fournisseurs interrogés par les enquêteurs de la Dgccrf et de la Direccte ont, dans l’ensemble, estimé que cette remise avait eu peu d’impact sur leur activité.
La vocation de la législation sur les pratiques restrictives de concurrence, qui est de protéger les parties faibles dans les négociations avec les représentants de la grande distribution, ne parait donc pas remise en cause par la décision. Cela l’explique peut-être.
L’avenir dira si l’arrêt du 25 octobre 2023 remet en cause l’édifice que construit la Cour de cassation.